Tafsut Imazighen

Hocine Aït Ahmed : « Pour une culture démocratique » – Avril 1980

Tafsut Imazighen

« Tafsut Imazighen », le printemps berbère, est une séquence grandiose de la vitalité nationale, un de ces moments historiques, d’effervescence tranquille, de solidarité spectaculaire et de communion profonde où la redécouverte de soi dilate la conscience sur les mécanismes de l’oppression, convoque les grandes pages du passé pour vivre le présent sur le mode pacifique de la libération. »

Pour une culture démocratique

Il n’y a pas de printemps sans hiver, « baad laaser yusr  », après l’épreuve, la délivrance, les explosions de la vie suivent en germination profonde et secrète, les rigueurs du froid, c’est d’abord à ce niveau que le sens commun entend le mot printemps.

A un registre supérieur, l’expression « Printemps de Prague » par exemple, la création explicite de l’espérance, est l’ensemble des rêves d’évasion d’une histoire subie en tant que nation, elle exprime le rapport vécu aux printemps qui n’ont pas tenu leur promesse…aux pseudo-printemps. C’est ce qui s’inscrit le plus fortement dans l’imaginaire collectif. Se voulant opérationnelle et rationnelle, la métaphore requiert et la force mobilisatrice d’un mythe « Socialisme à visage humain », il y avait derrière ce pléonasme et par delà les masques nostalgiques de la social-démocratie, l’ardeur d’une jeunesse blessée par la perversion d’un symbole et qui veut lui redonner sa fascination mythique en le réconciliant avec la Liberté, la Démocratie et la Culture.

« Tafsut Imazighen », le printemps berbère, est une séquence grandiose de la vitalité nationale, un de ces moments historiques, d’effervescence tranquille, de solidarité spectaculaire et de communion profonde où la redécouverte de soi dilate la conscience sur les mécanismes de l’oppression, convoque les grandes pages du passé pour vivre le présent sur le mode pacifique de la libération.

« Tafsut Imazighen » se veut un coup d’arrêt à la fatalité d’une brise glaciale, étouffante et monocorde, qui simule la brise pour mieux détourner et persister ainsi sur les esprits et les cœurs.

La langue et la nature font appel à l’optique maternelle pour retrouver et mobiliser leurs affinités et leurs forces profondes.

Comme préalable à l’idée de floraison, d’ouverture signifiée par Tafsut, la notion de dénouement – « Atfsi Tyersi » -dénouer une contradiction et une tournure d’esprit propre à la culture berbère. La lettre fait surgir l’esprit quand l’histoire cesse d’être subie. Défaire patiemment et intelligemment le Nœud Gordien de la déculturation fondamentale nouée scientifiquement par l’éternel Inquisiteur. Une incursion linguistique suffit à éclairer une rationalité qui pour être de survie et parce qu’elle est aussi en sursis, porte les leçons rigoureuses d’une stratégie pour la construction d’une véritable culture et de la reconstruction de la Nation.

Le Nœud Gordien du discours officiel basé sur la sacralisation du piège fondamental qu’est l’identification c’est à dire la réduction de l’unité nationale au parti unique et de la culture nationale à une langue avec un grand L, n’a pas résisté à cette rationalité. Un argument d’autorité fonde une technique autoritaire et ce quelque soit le signe linguistique ou cabalistique qui l’exprime.

L’inculture même quand elle s’orne de Kultur est l’opposé d’une pensée rationnelle et intelligente. Le génie d’une langue, n’est pas dans sa grammaire ou sa syntaxe, elle est dans son pouvoir analytique capable de transformer les événements en réflexion, les échecs en leçon.

Les mêmes causes reproduisent les mêmes effets. Cette loi de la logique élémentaire quand elle se répète et se vérifie pendant une génération, devrait être un acquis de la pensée. Voyez par exemple combien de fois le parti ou l’appareil et ses succédanés décident de se réorganiser c’est à dire de repartir à zéro dans les mêmes conditions sinon avec les mêmes hommes, qui les ramènent au point de départ. A moins zéro, pourrait-on dire car les pertes inqualifiables de temps gaspillé, de cadres usés et de confiance abusée sont incalculables. Perpétuer les mêmes causes bureaucratiques et promettre d’échapper aux mêmes effets relèvent de l’irrationnel et aboutit à traumatiser la société dans ces structures les plus saines. Après cela on peut lui faire avaler des couleuvres et lui faire découvrir des chauves souris dans une tache d’encre.

Aux hallucinés de la continuité Tafsut à répondu : « les chauves-souris sont dans votre esprit »Faqo Tiqelayin« . La réflexion linguistique a éclairé la rationalité du pluralisme démocratique et déclenché la connivence de toutes les libertés entre elles, syndicale, linguistique, d’opinion, d’expression, d’information, d’association. C’est l’extraordinaire connivence des vieillards et des enfants, des femmes et des hommes qui les libère de »bu-berach », cette masse gigantesque de cauchemar – war ixef d’war udem- sans identité et sans visage – qui profite toujours de l’obscurité pour fausser les réflexes de défense, paralyser et enfin asphyxier.

Il a suffi d’un rayon de lumière provoqué par la provocation pour identifier « bu-berach » et comprendre que ce fantasme collectif et le produit de la démoralisation générale de la dépersonnalisation…et de la peur qui courtise les ténèbres, c’est sans doute la forme revêt « la bête immonde dans les entrailles de toute société sont fécondes ».

L’idéologie officielle fonctionne comme « bu-berak » vis à vis des droits de l’homme, des libertés publiques et personnelles, elle a tenté de les opposer les uns aux autres pour les diviser, les pervertir et les réduire au rang de dialecte folklorique toujours en sursis, sous la tutelle définitive d’une langue du droit divin. « La Charte Nationale » a suffit que ces libertés reprennent la parole pour se découvrir complémentaires, indissociables et parler le langage commun de l’alternative démocratique. Il y a dans la vérité la ferveur et la maîtrise de soi qui caractérise Tafsut Imazighen, le contre- modèle, la preuve contraire de la compagne organisée autour de la Charte.

C’est ce qui distingue la démocratie ascendante des préoccupations populaires, de la « Démocratie » descendante comme technique plébiscitaire, c’est ce qui différencie la liberté d’expression, du mécanisme des confessions publiques aux fins de la manipulation et de la récupération ! Tafsut Imazighen n’autorise plus à confondre : socialiser l’interrogatoire pour clore définitivement un débat et socialiser l’interrogation en permettant au peuple dans ses classes sociales et ses composantes culturelles différentes, d’ouvrir un véritable débat d’opinion qui n’a jamais eu lieu…faute de toutes les libertés qui constituent la substance du droit à l’autodétermination.

La culture est affaire de langues différentes qui doivent s’enrichir mutuellement pour féconder et développer les traditions et les valeurs nationales de conscience et d’intelligence.

La pensée est affaire de logiques et de rationalité différentes. Ce n’est pas un hasard si les sciences mathématiques, les recherches cliniques, la poésie et la musique réussissent à converger par dessus la forme et le prosaïque en percée historique vers cet univers d’harmonie et de sympathie illimitée, d’entité, d’identité éternelle et de rationalité infinie qu’est la Culture.

Le Coran est vibrant d’émerveillement devant le moindre souffle de la vie et de la diversité des peuples et des tribus voulues par Dieu. Le message d’adieu du Prophète en condamnant la supériorité raciale ou ethnique confirme cette élévation spirituelle.

Si l’autorité appartient à ceux qui l’exercent effectivement et la propagande à ceux qui la commettent, la vérité elle, n’appartient à personne, ni à une langue, ni à une discipline en particulier, elle est plurielle car la vie est diversité et pluralisme, et les problèmes de société de plus en plus complexes, les solutions pour les résoudre ne peuvent être que le fruit d’échanges, de recherches, de confrontation et d’argument de raison.

L’intolérance et le mensonge sont des preuves de faiblesse, ils produisent le fascisme quand ils font main basse sur les moyens d’information et de communication et veulent régenter la vie intellectuelle, artistique et politique.

La réflexion linguistique en dramatisant l’interrogation sur les conditions nécessaires à l’épanouissement et au développement d’une culture démocratique, conduit au cœur d’un projet de civilisation. Comme toutes les percées historiques, le printemps Kabyle est ainsi dépassé par son propre projet.

C’est en ce sens que le rapport de l’Etat-Nation aux droits de l’homme, aux différences ethno- culturelles à la nation et à la communauté régionale et internationale est mis en question, partout à travers le monde. Du Cambodge au Salvador, du Chili à l’Afghanistan en passant par l’Afrique déchirée, que de printemps transformés en cyclones ! Que d’autres en sursis et que d’hivers se veulent définitifs !

Les communautés victimes de la marginalisation politique économique et culturelle sont toutes porteuses de promesses ; elles peuvent tenir parole parce que dotées de mémoire. Cette mémoire qui même sans souvenir – à l’instar des rescapés de la paix blanche et rouge des conquistadores et des kommissars – fonde la spiritualité humaine, elle donne assise et consistance à la personnalité qui transforme les épreuves en intuitions et les acquis en créativité – Un grand écrivain disait en substance : « Une mémoire de vraie culture est plus fonction de l’avenir que du passé ».

Qui mieux que la jeunesse peut comprendre que la mémoire n’est pas seulement se souvenir du passé mais aussi ne pas oublier l’avenir pour se rappeler le présent ?

Aussi une culture démocratique requiert-elle une conscience parfaite et toujours présente de l’idée maîtresse qui soutient la visée stratégique du printemps berbère : la paix civile et la non-violence. N’ayant aucun titre pour distribuer des titres, on ne saurait néanmoins assez rendre hommage à tous ceux et à toutes celles qui ont su garder leur sang-froid et éviter le déchirement au plus fort des provocations des incitations à la violence. Il y avait dans cette maîtrise de soi, l’espoir, l’intuition d’une solidarité nationale. Le peuple algérien garde un patrimoine de bon sens et sa jeunesse foisonne de générosité et de ferveur. Ils sauront briser les barrières des préjugés et de la haine cultivées par les intérêts en place. Le grand débat d’opinion qui est la gloire du printemps constitue aussi sa servitude. Il est condamné à le poursuivre à l’échelle nationale patiemment et avec la calme détermination de convaincre pour vaincre.

La paix civile est une idée révolutionnaire à un triple point de vue.

D’abord, la paix peut favoriser l’accomplissement du processus de démocratisation, si dérisoire étant donné la marge laissée au combat d’opinions, cette marge ne peut s’élargir que dans la non-violence. L’humour, la poésie, le bon sens, le souvenir d’une fraternité sans pareille sauront conquérir d’autres espaces de liberté et de rencontre.

Le combat de l’opinion est un combat d’intérêts et de projets différents ; c’est ce qui fait la raison d’être et le sens de toute vie politique – car il postule la totalité de l’existence des citoyens. Une majorité vraiment représentative peut surgir de toutes ces rencontres qui mettra fin à la fracture interne de la nation ( parti unique )- sans avoir à se servir de béquilles ou à supprimer l’adversaire pour s’imposer en alternative. Les traditions nationales de l’oralité berbérophones et arabophones gardent une mémoire qui tiendra ses promesses. Les troubles et les désordres sont toujours suscités ou invoqués par les forces du fascisme pour s’auto légitimer l’ordre de droit divin.

Ensuite la paix est un droit fondamental de l’homme, de la femme et de l’enfant qui conditionne l’exercice et la promotion de tous les autres droits et libertés fondamentales.

Qui a intérêt à créer l’insécurité, à manipuler des fauteurs de provocations ? Ceux qui ont intérêt à prolonger et à aggraver l’état larvé l’insécurité civile, politique, économique, sociale et culturelle.

Au temps ou les bêtes ne parlaient pas, ce n’est pas de l’histoire ancienne, c’est l’expérience vécue des djemaa qui avaient à arbitrer des conflits d’honneurs ou a maintenir des équilibres délicats entre villages et douars.

C’était le temps où les brutes aussi n’avaient pas le droit à la parole ou le concept du pouvoir convoquait son arrière-plan culturel : « hekm imanik ! hekm amcum ik » « maîtrise toi ! maîtrise ton trublion ! » Nous avons le souvenir des villages et des douars qui ont maîtrisé leurs irresponsables.

C’était la responsabilité des djema de maintenir « l’Ufeq » qui veut dire à la fois paix et consensus librement élaboré. Elles en avaient le pouvoir. Aujourd’hui qu’elles n’ont plus de pouvoir…Les trublions se balladent, on ne peut les empêcher de faire la loi du plus fort. La force des faibles réside dans la maîtrise d’eux-mêmes et dans les rapports de soutien mutuelle et d’union qu’ils doivent tisser chaque jour.

Enfin il reste si peu de foyers de paix dans le monde encerclé par le déferlement fasciste que chaque mot, chaque geste, chaque initiative en faveur du dialogue, de la confrontation, et de la concorde nous paraient un acte de patriotisme.

Paix et Démocratisation sont les deux faces d’une même stratégie qui doit arracher l’humanité à son désarroi et lui permettre de renaître à elle-même pour construire sa culture, ses cultures.

Avril 1980
Hocine AIT AHMED

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