Alternance clanique où Alternative démocratique
Dans les moments de crise grave, il importe de garder la tête froide, de ne pas céder à l’air et aux gesticulations du temps et de refuser deux tentations : L’amnésie et la soumission à la fatalité.
Une grande nation comme la nôtre doit défendre sa mémoire contre l’oubli, autrement qu’en mobilisant la fonction mythique voire cathartique de l’Histoire, pour des objectifs dérisoires de légitimation. Car ce défi est plus sérieux.
Il s’agit de sortir l’Algérie de l’impasse dans laquelle le coup d’Etat du 11 janvier l’a plongée. En effet, l’arrêt du processus démocratique risque d’installer le désarroi dans les esprits et la haine dans les cœurs. Le cercle vicieux des répressions et des manifestations sur fond de dégradation des conditions de vie, ne voilà – t- il pas assez d’ingrédients pour l’engrenage de la violence ?
Cette crise n’était pas inévitable.
Elle est encore maîtrisable aujourd’hui. Souvenons-nous des blocages du mouvement national transformés par des initiatives de dépassement en véritables avancées historiques. Avant de livrer quelques exemples et repères comme instruments d’analyse de cette dialectique de rupture, il faut souligner que cette crise est loin d’être inédite.
Les transitions démocratiques qu’elles fussent en Europe de l’Est ou en Amérique latine n’y ont pas échappé. Elles ont quand même fini par aboutir à l’effondrement des systèmes totalitaires. La chute du Mur de Berlin pourrait bien être en cette fin de siècle le point d’orgue de la fatalité finissante.
Ne pouvant se réaliser sans les fracas qui rappellent les monstres froids, le rêve presqu’insensé de liberté a bel et bien eu raison de ces derniers. Certes, l’histoire n’offre pas d’exemple d’une dictature se dissolvant sans bruit et sans éclat dans le seul reniement des ses acteurs. Deux pays, proches de nous cependant, le Portugal et l’Espagne, ont le mérite d’avoir réussi sans douleur leur passage à la démocratie.
L’un grâce à la maturité démocratique de ses cadres militaires qui ont chassé Salazar et aussitôt restitué à leurs compatriotes l’exercice plénier et pluriel de leur souveraineté. L’autre qui a mis fin au règne interminable au franquisme. Il doit sa chance à Suarez, un homme de grande stature morale, démocrate intelligent jusqu’alors un illustre inconnu, qui a présidé au triomphe des pluralismes, dans la concorde nationale et la paix. Du reste, c’est dans notre long combat de libération qu’il faut puiser les vraies leçons politiques. L’Algérie a su et pu transformer ses archaïsmes en sursauts et ses impasses “ historiques ” en sorties non moins historiques.
La situation d’aujourd’hui est en effet, très largement l’expression des crises vécues notamment autour du congrès du parti du peuple algérien en février 1947, des congrès “ centralistes et messalistes ” en 1953 et du congrès de la Soummam en août 1956.
On y retrouve des similitudes frappantes avec la crise actuelle : Des luttes de clans et d’appareils féroces, la même poussée des masses populaires mobilisées pour la reconquête de leur dignité. Des structures dépassées, des dirigeants remis en cause, des conflits de “ légitimité historique ” voire préhistorique.
Ainsi l’on retrouve toujours les luttes de pouvoir personnelles et des groupes – cette constante sociologique qui fait bégayer l’Histoire. A chacune de ces impasses deux options s’offraient pour remettre sur les rails la dynamique sociale. Ou bien l’enlisement consensuel, on s’unit, on est frères, on recommence, on se partage le pouvoir. Et cela donne l’alternance clanique. Cautère sur jambes de bois.
L’homme malade est condamné de ce fait à tourner en rangs, à perdre son énergie et sa substance. Ou bien une ouverture véritable vers le peuple locomotive de l’Histoire, une initiative de rupture qui redonne confiance et espoir à toutes les forces sociales du pays. Et c’est l’alternative populaire. C’est aujourd’hui l’alternative démocratique.
Souvenons-nous du sursaut du 1er Novembre 1954. La dynamique populaire a submergé les luttes de clans et d’état-major qui avaient désespéré ! Tlemcen, Belcourt, les Aurès et le Djurdjura. Rappelons-nous l’effet salutaires des perspectives et des structures nouvelles mises au point par la rencontre de la Soummam ! Sans oublier la stratégie de dépassement qui en 1947 a mis les structures organiques au diapason de la pression populaire.
La création de l’Organisation spéciale notamment exprimait la volonté d’en finir avec les pratiques aventureuses du bricolage petit-bourgeois. De préparer des points d’appui efficaces et conséquents – modernes dirions-nous aujourd’hui à la lutte de libération.
Brisons le cercle vicieux de l’illégitimité et de la violence !
Les Algériens et les Algériens s’interrogent avec angoisse sur l’issue d’une crise dont ils appréhendent les conséquences désastreuses. Incapable d’imaginer des solutions politiques aux multiples crises qui s’aggravent de jour en jour, le pouvoir se réfugie de nouveau dans le silence et au mieux, veut accréditer l’idée que l’impasse est avant tout économique. Aucune dictature au monde n’a réussi à développer un pays. Celle qui s’est imposée à l’Algérie depuis l’indépendance a légué un lourd héritage de misère sociale et morale dont l’intégrisme est le produit.
Les grosses rentrées de pétro – dollars n’ont pu être de toute évidence une chance de développement. Le peuple algérien a assisté aux gaspillages des ressources nationales voire à leur dilapidation. La relance économique passe par une relance du pays tout entier.
Qui ne voit que le pays est en panne, non pas d’un leader mais d’un projet politique, économique et social tourné vers les besoins des populations et susceptible de les mettre au travail ? Jusqu’à quand notre peuple fera-t-il les frais des luttes d’appareils qui se déroulent au sommet d’un Etat qui a fini par lui devenir étranger ? Comment qualifier le choix que l’on veut imposer aux Algériennes et aux Algériens, entre l’Etat répressif et l’Etat intégriste ? Tout cela au milieu de la peur, de l’angoisse et de l’incurie, résultats précisément des tactiques des différents gouvernements depuis des années.
Après l’échec lamentable de sa politique de parcellisation du terrain politique et après ses discours changeants sur le FIS, le FLN dont il est issu et même sur l’ancien chef de l’Etat qui l’a mis en place, peut-on soutenir sérieusement que ce gouvernement peut obtenir la confiance des Algériens et des Algériennes ?
L’immobilisme du pouvoir actuel n’est pas une solution pour le pays et jouer encore la carte du pourrissement de la situation pourrait déboucher sur une catastrophe.
Deux initiatives de dépassement de la crise paraissent vitales pour le pays. La première initiative peut-être prise très rapidement. Elle consiste en la mise en place d’un gouvernement formé de personnalités politisées mais non partisanes ; Un tel gouvernement peut et doit prendre les mesures susceptibles de détendre le climat politique et social. S’il le fait sans tricheries, le peuple ne lui refusera pas sa confiance.
La deuxième initiative est le retour à la légitimité populaire. L’Algérie est sans constitution, sans parlement, sans Président de la République. Elle est gérée par des institutions de fait et non de droit. A moins de croire encore qu’elle peut payer le prix exorbitant pour des organismes de hasard à la recherche d’unanimisme de façade, pour une Constitution fabriquée en vase clos par un personnel trié sur le volet, comment éviter d’aller au cœur du problème de légitimité qui se pose depuis 30 ans ? Il faut briser le cercle vicieux de l’illégitimité et de la violence.
Seul le recours au peuple pour fonder la légitimité démocratique et édifier un Etat de Droit. L’élection d’une Assemblée Nationale Constituante pour laquelle trois générations de patriotes se sont battus est un impératif de rupture avec les faux-semblants et les faux-fuyants “ du despotisme éclairé ”.
Bien sûr, il faut un dispositif électoral nouveau ; en finir avec les injustices et les mauvaises surprises d’un scrutin majoritaire concocté par les cavaliers de l’apocalypse. Une loi référendaire devrait imaginer des formes de scrutin proportionnel et des garanties crédibles pour des élections vraiment libres.
Bien des tâches attendent l’Assemblée Nationale Constituante et d’abord définir les équilibres constitutionnels de nos institutions. Assurer un socle constitutionnel de libertés, de droits de l’Homme et de pluralisme. Réduire le présidentialisme qui caractérise les régimes sous-développés, c’est tarir la source de pouvoir personnel. C’est aussi mettre un terme à la présidentialisation feutrée de la vie publique, à la course et à la recherche maladive des hommes présidentiables. C’est dire que l’échéance présidentielle doit suivre et non pas précéder la Constituante.
On ne met pas la charrue ou la tentation devant les bœufs. Sans doute, tout cela ne peut se faire en un jour et aucun ne peut soutenir qu’il détient seul la solution. Mais chacun a le droit d’exiger un retour rapide au processus démocratique, des échéances précises et non des promesses.
En tout état de cause, la boucle des clans ne doit pas être bouclée, il fout la briser pour briser le cercle infernal de la répression et de la violence.
Le gouvernement Ghozali doit s’en aller. Bien ou mal, sa mission est terminée. Ouvrir la voie du dialogue sérieux, démocratiser les médias et la presse hélas, déjà vite ressaisis par les vieux démons des procès en sorcellerie. Ne pas se laisser briser par l’illusion de la force que confère le fait accompli.
Tel est le chemin qui, s’il est pris de bonne foi, peut sortir l’Algérie de l’impasse. Et l’on pourra encore dire que l’orée du 21ème siècle a commencé il y a trente ans avec le triomphe de la révolution Algérienne.
Hocine Aït Ahmed
In Algérie Actualités, fevrier 1992