Hommage de Hocine Aït Ahmed à Mohamed Boudiaf, « Au prix de sa vie »
“On l’a sacrifié comme un mouton de l’Aïd”. “On l’a tué par derrière, le vieux père tranquille”. “On a mis en scène et porté sur scène l’exécution d’un chef historique”, “toutes les limites du cynisme sont dépassées”, “c’est le coup de grâce à l’Algérie, il n’y a plus rien à faire”. Ainsi s’est exprimée une Algérie de douleur et de drame part la bouche de ses enfants de tout âge et presque de toute opinion politique.
Pour elle et pour eux, Mohamed Boudiaf a cessé sous le choc insensé d’un traquenard spectaculaire d’être le chef de l’Etat pour revêtir le burnous de la légende révolutionnaire.
Pour chacun de ses compagnons de lutte, la mort a restitué à Boudiaf, l’essentiel de son identité réelle, de responsable politique, de militant, de camarade, d’homme tout court.
Comment pourrais-je prétendre, pour ma part, résumer, en quelques heures, le vaste et complexe itinéraire qui m’a lié à Mohamed. Pourtant ce jour, le 1er juillet 92 au siège de la Présidence, il n’a pas fallu plus de quelques secondes pour que les péripéties importantes de cet itinéraire se déroulent dans ma tête. Devant la dépouille du défunt, une sélection étrange d’images fortes résume un rapport fort, comme dans un film. Même l’indicible y était dit.
Il s’appelait Si Tayeb, cet homme à, l’imperméable fripé que me présenta Belouizdad en Novembre 1947. C’est au sein de l’Organisation Secrète, au niveau de l’Etat-Major et sur le terrain que nous travaillons ensemble jusqu’en décembre 1949. Notre amitié s’est tissée au coures de nos longs périples à travers le Constantinois. Les trains, les gares, la clandestinité, les trains pleins de punaises, les problèmes humains et de structures liés à une ambition démesurée par rapport aux moyens disponibles, ce sont tous ces souvenirs qui se bousculent avec en prime, de nombreuses anecdotes qui émaillent nos visites d’inspection et qui ont surtout pour mérite de souligner son sens de l’humour. Grâce notamment à ce trait de caractère majeur, Si Tayeb échappe à la catégorie des apparatchiks qui ont prospéré dans les structures du mouvement nationaliste algérien. Certes il apparait sévère avec ses “subordonnés” mais il est d’abord dur avec lui-même, en s’astreignant à une rigueur, à une ponctualité et à un dévouement exemplaires.
Payant de sa personne, il est payé de retour en crédibilité. Il acquiert ainsi, l’autorité morale qui le portera aux grandes responsabilités dans la préparation et le développement de la Révolution Algérienne. Certes, Boudiaf que je retrouve au Caire avant le déclenchement du 1er Novembre 1954 et que je revis souvent à Madrid ou il assume des tâches de coordination tant avec l’Ouest de notre pays, qu’avec la Résistance Marocaine, a beaucoup muri. Mais la géographie ne refait pas le caractère. Mohamed reste égal à ce socle rural et à ce radicalisme politique tourmenté qui l’ont façonné. Ni l’emprisonnement consécutif à l’arraisonnement de l’avion marocain par la “classe coloniale”, en octobre 56, ni l’opposition et l’exil après l’indépendance, n’ont altéré ses certitudes opiniâtres et angoissées. Sa fougue faite d’émotions plus que d’idée, de précédents plus que d’anticipation semble comme toujours défier la tiédeur voire la mesure, sa crudité de langage est la même, son regard aussi, que d’aucuns diraient teinté de gentillesse et de paranoïa.
Sans doute la plus vivace de toutes ces facettes qui se suivent, s’alternent et se mêlent dans mon esprit est celle qui resurgit de la prison de la santé. Cet intarissable et agréable conteur que fût le codétenu de Bou Saada. Ses éclats de rires rauques et syncopés ponctuant les épisodes comiques. Il aimait raconter comme s’il voulait faire partager son bonheur de dire, comme les troubadours de Msila.
Telle est ma façon de contribuer à faire revivre le souvenir de cet homme qui tout donné pour l’indépendance de son pays et qui a été assassiné au 30ème anniversaire de cette indépendance.
Tiré du livre “complot sur scène”