Intervention de Hocine Aït Ahmed à l’Assemblée Constituante le 18 Mars 1963
Assemblée Nationale Constituante
Intervention de Mr Hocine Aït Ahmed
Monsieur le Président, mes frères, mes sœurs! Le débat d’aujourd’hui prouve et affirme la souveraineté de cette assemblée, comme il exprime le désir de notre peuple de connaître ce qui se passe dans le monde, de suivre les événements internationaux et de connaître la politique suivie par le gouvernement pour faire face à ces mêmes événements.
Notre révolution à une vocation internationale; c’est pourquoi nous saluons tout ce débat et nous espérons son renouvellement chaque fois que l’occasion se présentera, pour que l’assemblée nationale constituante puisse avoir la possibilité‚ d’exprimer les désirs et les besoins du peuple et aussi pour appuyer la politique du gouvernement, en prouvant qu’elle est celle de l’assemblée.
C’est avec intérêt que nous avons écouté le discours de M. le ministre des affaires étrangères et son analyse juste de la situation internationale. Nous approuvons tous les principes qu’il a énoncés et toutes les mesures qu’il a prises en vue de l’application de ces principes.
Il faut que le gouvernement sache que l’assemblée nationale constituante l’aidera et l’appuiera chaque fois que les droits de la patrie seront en jeu et toutes les fois qu’il prendra des mesures énergiques pour assister un pays frère en difficulté.
En ce qui concerne l’analyse de ce matin, j’ai quelques petites remarques à faire et aussi quelques suggestions.Après les journées sombres qu’a vécu le monde et qui ont failli le précipiter dans la destruction et le suicide deux facteurs sont apparus.
Le premier facteur concerne la décision des Etas-Unis de lever le blocus Cuba.
Le deuxième facteur concerne le cessez-feu décidé par la Chine populaire à la frontière sino-indienne.
Nous accueillons avec satisfaction ces deux décisions, mais nous nous demandons aujourd’hui : le dénouement de cette crise est-il définitif ou cache-il d’autres dangers?
Personnellement, je dis ces dangers subsistent. Pourquoi?
Après la défaite vient le revanche. L’Union Soviétique a beaucoup perdu de son prestige à Cuba, peut-être choisira-t-elle d’autres parties du monde pour prendre sa revanche? Car, si Cuba représente un important enjeu pour les États-Unis, Berlin-Ouest, par exemple, est un pion névralgique non moins important pour l’Union Soviétique.
J’attire l’attention de mes frères de l’assemblée sur une information publiée aujourd’hui dans la presse qui fait état d’un accord américain-soviétique. Cette information est significative, elle est grave, nous devons l’étudier et en saisir la portée.
Certes, nous sommes heureux d’enregistrer la détente intervenue à Cuba sur laquelle l’impérialisme a relâché son emprise. Mais qu’est venue faire l’Union Soviétique à Cuba? Mes frères, mes sœurs, l’accord sovieto-américain, nous renvoie à la politique du partage du monde en zones d’influence. Cuba dispose-t-elle d’elle-même, ou non? Si elle est libre de disposer d’elle-même, il faut constater que cet accord, qui est intervenu en dehors d’elle bien qu’il ait servi aujourd’hui à sortir de l’impasse et à éviter une guerre mondiale, n’en constitue pas moins un précédent dangereux pour l’avenir du monde.
Ce précédent, il nous faut le dénoncer et le condamner, car il démontre que ces grands
qui possèdent des armes atomiques et nucléaires veulent se partager le monde dans le mépris et la violation des principes de l’indépendance et de la libre disposition. Il importe de souligner que cet accord nous fait penser à celui d’Algesiras, du temps ou les grandes puissances se rencontraient et se partageaient le monde en zones d’influence.
Cela, il nous est impossible de l’accepter !
En effet, le peuple algérien qui a tant sacrifié pour sa liberté et son indépendance n’accepte pas qu’on porte atteinte à la liberté‚ dans quelque partie du monde que ce soit.
La véritable portée de ce précédent vient de ce que l’entente des deux grandes puissances nucléaires met bien en évidence la division du monde en deux : d’un coté‚ les puissances industrielles et d’un autre les pays économiques sous-développés. Si ces puissances poursuivaient leurs politiques, l’on assisterait sur le plan économique aux phénomènes suivants: les zones fortes deviendraient de plus en plus fortes et les zones faibles deviendraient de plus en plus faibles.
Derrière le monopole politique, il y a eu en effet le monopole économique dont M. le ministre a parlé.
Face à ce processus monopolisateur, nous assistons à des regroupements économiques. Notamment le marché commun, dont a parlé‚ le frère ministre et le désir de la Grande-Bretagne d’y adhérer.
Cette monopolisation a eu pour conséquence l’existence des bases militaires, parce qu’aussi longtemps que le monde demeurera divisé en deux blocs, les deux grands chercheront à accroître le nombre de leurs bases militaires dans les pays d’Afrique, d’Asie, et Amérique latine, évidemment, notre politique neutraliste est opposée à la politique des bases militaires.
Mais, si la Grande-Bretagne et d’autres puissances ont senti le besoin de s’unir à plus forte raison devenons-nous nous-mêmes prendre conscience de la nécessité d’un regroupement et de l’union des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
L’intervention combinée des États neutralistes n’a jamais été aussi nécessaire à l’humanité.
Les pays sous-développés représentent plus de 3/4 de la population mondiale. Mais cette importance numérique est sans effet : si le monde est en danger, ces pays n’ont pas la possibilité d’intervenir. Un frère a parlé ce matin du danger d’ »apathie » dans l’opinion. C’est vrai. Le monde a failli être détruit, nous avons failli sombrer dans l’apocalypse, ni les peuples, ni les élites ne prirent conscience du danger.
L’Union Soviétique et les États-Unis disposent de l’humanité. Ils provoquent des crises, des situations explosives et ce sont eux à l’exclusion du tiers-monde qui règlent ces situations. Il faut reconnaître que le monde a capitulé devant les États-Unis et l’Union Soviétique.
Devant cette politique des grandes puissances, je propose à notre gouvernement d’entreprendre des démarches et une campagne afin de faire convoquer une nouvelle conférence de Bandung, mais étendue cette fois à l’Amérique latine et à tous les pays qui sont concernés.
Cela est nécessaire. Nous pouvons dire que nous sommes plus que le « tiers-monde » pour la bonne raison que nous sommes le monde lui-même.
D’aucuns disent, en effet, que le terme « tiers-monde » n’est pas exact. Il s’agit du monde en tiers, parce que nous représentons la majorité de l’humanité. Et puis, ce terme suppose une symétrie qui n’existe pas. En fait, nous sommes pris dans une tenaille, l’Union Soviétique d’un coté‚ et les États-Unis de l’autre, chacune de ces puissances cherchant à grignoter les positions de l’autre en nous avalant. Si nous demeurions absents, inorganisés, nous ne cesserions pas d’être la proie des influences économiques, militaires ou politiques des États-Unis ou de l’Union Soviétique. Les récents événements ont donc souligné la pressante nécessité de convoquer une seconde conférence de Bandung tenue cette fois-ci en Amérique latine.
Pour faciliter l’organisation de cette conférence, je propose que notre gouvernement envoie des délégations en Inde et en Chine, afin que le cessez-le feu puisse ouvrir la porte à l’entente, les deux parties étant jusqu’à l’heure actuelle hésitantes quant à la conclusion d’un accord même provisoire.
Notre pays jouit de l’estime de ces deux pays, il est du devoir de notre gouvernement de jouer un rôle en contribuant au règlement pacifique du différend sino-indien. Ce faisant, nous aplanirons les difficultés et faciliterons la réunion de la conférence de Bandung. Il est d’ailleurs regrettable que les Indiens n’aient pas toujours été d’accord pour la réunion d’une telle conférence. La conférence de Bandung permettra aux peuples du tiers-monde de s’organiser et d’avoir leur mot à dire dans toutes les questions internationales telles que le désarmement, l’arrêt des expériences nucléaires, les bases militaires. De même pour que nos efforts soient couronnés de succès dans la lutte que nous menons en vue de la liquidation du colonialisme, une seconde conférence de Bandung à laquelle participeront les pays présents à Belgrade et auront à jouer un rôle de premier plan, cette conférence se doit de fixer une date à l’accession à l’indépendance de tous les pays encore colonisés.
C’est avec satisfaction que nous avons tous appris le dépôt par notre délégué à l’O.N.U, d’une résolution tendant à fixer une date à l’accession à l’indépendance de tous les peuples actuellement sous domination étrangère. Cependant, cette résolution resterait lettre morte si la conférence de Bandung ne prenait pas les dispositions nécessaires et ne mettait pas tout son poids dans la balance en vue d’imposer le respect et l’application de ces résolutions.
Il nous fait aussi combattre la monopolisation économique dans le monde. En effet, le commerce international nous échappe, les marchés et les matières premières se trouvent sous la coupe des « Grands ». Ce sont ces mêmes « Grands » qui fixent le cours des produits nécessaires à la subsistance des pays sous-développés ( le chaos au Ghana, le coton de l’Egypte…et partout ailleurs, caoutchouc de Ceylan). Il faut y mettre fin. Mais pour que les peuples sous-développés puissent faire entendre leur voix, il faut jeter les bases d’un système économique de défense.
Telle est ma proposition à l’assemblée nationale constituante. Voici maintenant une autre suggestion. Nous approuvons entièrement la déclaration du gouvernement relative à sa politique arabe et maghrébine. Néanmoins, je considère que l’unité maghrébine doit passer par l’harmonisation de nos politiques de développement et de nos planifications respectives. Faisons des projets communs de développement, même limités ! Soyons pragmatiques! C’est la meilleure méthode d’unification. Certes, les facteurs effectifs et culturels peuvent aider à l’instauration d’un climat. Mais, l’unité ne peut se concrétiser qu’à la faveur des réalisations économiques, qu’en agissant sur l’économie.
Si nous parvenions à créer une zone économique à la frontière algéro-marocaine et une autre frontière algéro-tunisienne, et à obtenir que nos frères marocains et tunisiens y participent, la question des frontières deviendrait me semble-t-il bien futile. Quant aux peuples du même coup, nous leur tracerions des objectifs de lutte commune.
J’approuve de tout cœur la reconnaissance par notre gouvernement de la République Yéménite. Je tiens à saluer le peuple Yéménite frère pour son combat contre les féodalités et contre l’impérialisme.
Mais soyons prudents! Ce peuple ne doit pas tomber dans les pièges de l’impérialisme. Nous devons lui éviter de tomber dans une guerre inutile et meurtrière. Je suggère que notre gouvernement effectue des démarches vers les autres États frères, aussi bien au sein de l’O.N.U. que hors de cet organisme, des démarches pour amener les grandes puissances à reconnaître la République Yéménite. Car, si la Grande-Bretagne, les États-Unis et les autres puissances reconnaissent la République yéménite, les intrigues ne se trouvent pas les intérêts sacrés de la nation et du peuple du Yémen seront frappés d’impuissance.
Telle est mes frères la suggestion concernant le Yémen.
En ce qui concerne les accords d’Evian, nous soutenons notre gouvernement dans son désir de bâtir la coopération avec la France sur des bases saines. Nous soutiendrons toute mesure prise pour la sauvegarde des intérêts du peuple et saluerons tout pas en avant que notre gouvernement fera dans l’application des principes de la révolution.
Comme l’a dit le Dr Heddam, la loi ne crée pas la conjoncture sociale, mais en est l’expression. Sans doute ces accords avaient-ils une valeur dans les circonstances déterminées.
Mais la conjoncture évolue; il serait bon que la loi suive l’évolution de celle-ci. Nous estimons souhaitable en particulier une évacuation volontaire des troupes françaises.
Il est vrai que sans que cela fasse l’objet d’une grande publicité dans la presse, nous voyons les troupes françaises se regrouper et se retirer, ce qui est de nature à créer un climat politique propice à l’assainissement des fondements de la coopération. Pour ma part, je me réjouis de toute mesure efficace – même si elle est prise dans le silence – et je la soutiens.
Je demande à notre gouvernement de ne pas hésiter, s’il le juge utile à prendre des mesures tendant au rajustement des accords d’Evian. Nous le soutiendrons en cela, parce que nous savons qu’un tel réajustement sera demandé d’une façon responsable.
Néanmoins, je voudrais, à ce propos attirer l’attention de notre gouvernement sur la fuite des capitaux. Il nous faut trouver une solution à cette hémorragie car il est impossible que notre pays se relève si les capitaux le désertent: il deviendrait un puit sans fond, quand bien même les capitaux y afflueraient de tous les coins du monde.
Si nous ne trouvions pas une solution à ce problème par voie de négociation avec la France- notre économie connaîtra de graves difficultés.
Je termine en exprimant le souhait que la politique extérieure de la révolution contribue efficacement à la réalisation des objectifs de celle-ci.
Cependant, toute politique étrangère reflète sa situation intérieure. Il importe par conséquent et en tout premier lieu d’opérer un redressement intérieur qui seul redonnera à notre révolution son épanouissement international.