Hocine Aït Ahmed sur le 20 Août 1956
«Le sens capital de cet événement réside dans la nature politique et contractuelle d’une stratégie de libération nationale élaborée par le congrès de la Soummam.» Dans un entretien réalisé en novembre 2002 par K.Selim dans un contexte de vives polémiques en Algérie avec des accusations, choquantes, de trahison, Hocine Aït Ahmed, élève le débat. Un entretien passionnant qui clarifie les enjeux politiques et de mémoires pour les jeunes algériens. Et pour les moins jeunes aussi.
- Que fut réellement le congrès de la Soummam, un renforcement de la révolution ou une déviation ?
Hocine Aït Ahmed: Le fait de poser cette question près de quarante ans après la tenue de ce congrès me paraît sidérant. Autant soulever la même question sur le rôle du 1er Novembre 1954, au moment même où l’Algérie vient d’en célébrer le 40ème anniversaire.
Soyons clairs : je ne me suis jamais considéré comme un « historique ». J’en ai assez souvent martelé les raisons pour ne pas avoir à les ressasser aujourd’hui.
Permettez-moi de les résumer en une seule phrase: la guerre de libération n’est en aucune façon réductible à un appareil, à un parti, encore moins à un homme, un complot, où une coterie, quels que soient par ailleurs les rôles des uns et des autres assumés dans des périodes et des étapes données.
Pas plus que je ne suis spécialiste d’étiologie, terme barbare pour dire philosophie politique. Je vous livre donc un témoignage plus existentiel que théorique.
En tant que militant de terrain, je m’interroge d’abord sur le sens des évènements que recouvrent les mots. Ces deux tournants politiques ne sont pas des météorites tombées du ciel. Leur restituer leur signification et leur portée exige le rappel – faute d’analyse – des causes et des enchaînements politiques qui les ont créés.
Le déclenchement de la lutte armée en Algérie, le 1er Novembre 1954, a été, bien sûr, déterminé par la radicalisation des combats patriotiques en Tunisie et au Maroc.
Le rêve d’un soulèvement maghrébin généralisé était à nos portes. Mais l’annonce de la lutte armée en Algérie est fondamentalement la résultante de la poussée populaire en travail depuis les répressions coloniales sanglantes de mai 1945.
N’oublions jamais les dynamiques sociales profondes dont les personnalités et les partis ne sont souvent que la face visible de l’iceberg nationaliste.
C’est vrai que les formations politiques ou religieuse, le PPA-MTLD, l’UDMA, le PCA, les Oulémas, s’étaient coupées des masses, tellement leurs stratégies « légalistes » leur paraissaient dérisoires et sans issue.
C’est elles qui, de surcroît, en payaient les notes douloureuses, notamment à chacun des « scrutins » grossièrement truqués sous le règne de Naegelen. La formule « élections à l’algérienne » était devenue proverbiale en France même à la moindre anicroche touchant le suffrage universel. Formule ô combien ! Prémonitoire.
Ce jeu de toboggan piégé et savonné qui ramenait toujours au point de départ avait fini par excéder nos compatriotes: « Ne nous appelez ni à l’abstention ni à la participation électorale ! Donnez-nous des armes ! »: ce message nous parvenait de partout. C’est à ce message qu’a finalement répondu l’appel du 1er Novembre.
- Pouvons-nous conclure que les dirigeants politiques de l’étape précédente avaient trahi ?
Pas d’anathèmes ! Accuser à tout bout de champ de trahison, c’est ce genre de retours destructifs au passé qu’il faut éviter. Il y a des mots qui tuent, surtout dans un pays où la vie et l’opinion des gens continuent de perdre de leurs valeurs.
Le sens de la responsabilité doit inciter à la sérénité et à la prudence quand il s’agit de porter des jugements d’ordre politique. Sauf à ravaler ses propres agressions verbales, lorsque les formations en question deviendront parties prenantes à ces premières assises constitutives du FLN.
Le sens capital de cet événement réside dans la nature politique et contractuelle d’une stratégie de libération nationale élaborée par le congrès de la Soummam.
De toute évidence, ce pacte national n’aurait pas pu avoir lieu sans le formidable électrochoc psychologique et politique provoqué par les actions entreprises le 1er Novembre 1954, amplifiées par Saout El-Arab et par la panique qui avait gagné les autorités coloniales.
Certes, les insuffisances militaires du déclenchement de « La Révolution » s’expliquaient par les improvisations qui ont présidé à son organisation. En prenant, en 1951, la décision de dissoudre l’OS, de démanteler son dispositif et son encadrement, les dirigeants du PPA-MTLD avaient commis une grave faute politique.
L’absence d’une stratégie politique qui devait accompagner la proclamation du 1er Novembre sur le terrain risquait de couper les groupes armés de la population. Du reste, les stratèges de la guerre coloniale ne tarderont pas à exploiter ce vide politique.
Quand le gouverneur général Soustelle – jusqu’au-boutiste de l’Algérie française – prendra la mesure de remettre en liberté quelques dirigeants politiques algériens qui avaient été arrêtés, au lendemain de la Toussaint, son intention stratégique était d’engager les nationalistes modérés à remplir le vide politique afin de retarder ou de prévenir la généralisation de la dissidence armée.
- Apparemment, il a été pris de court par Abane Ramdane !
Tout à fait. Dès son retour au pays, Abane Ramdane, qui venait de purger des années de prison dans le nord de la France, prit contact avec Ouamrane en Kabylie (Ndlr: responsable de la willaya 4, il se réfugia dans la willaya 3 après avoir dirigé des attaques armées dans la région de Blida pour s’informer).
Ayant longtemps assumé des responsabilités, d’abord au sein de l’organisation clandestine du PPA, et ensuite à la tête de l’OS pour la région de Sétif, Ramdane était un véritable animal politique et un organisateur expérimenté.
Il n’avait pas besoin de son intuition de mathématicien pour, en premier lieu, identifier le sens du problème prioritaire et urgent: l’absence de vision et de stratégie politiques, et, en deuxième lieu, pour mettre en place les structures cohérentes destinées à soutenir la dynamique populaire.
Sans perdre de temps, il se rendit alors au domicile de Rebbah Lakhdar, à Belcourt (Sidi M’hammed). Qui ne connaissait ce personnage hors du commun ? Certes, il était militant chevronné du PPA, mais il était respecté et aimé, y compris par les adversaires politiques, et ce n’est pas peu dire.
Car, il avait cet art naturel d’un entregent exceptionnel, fait de gentillesse, d’ouverture d’esprit et d’une serviabilité doublée d’humilité. Petit commerçant dynamique, il connaissait l’ensemble de la classe politique algérienne ainsi que les personnalités religieuses et du monde des affaires.
(Cet homme avait toujours refusé d’assumer des responsabilités publiques. Sauf une fois: contraint et forcé par ses dirigeants, il se porta candidat aux élections à l’Assemblée algérienne d’avril 1948, à Sour El-Ghozlane, sa circonscription d’origine.
Son tort fut d’être l’enfant du pays idolâtré, puisque c’est là que le coup de force électoral, sous le règne de Naegelen, prit une tournure dramatique avec des « électeurs assassinés à Aumale » et Deschmya. Et ainsi un béni-oui-oui d’une crasse politique fut proclamé représentant du peuple).
Abane ne pouvait donc pas trouver un intermédiaire plus crédible. De but en blanc, il s’adressa en ces termes à Rebbah: « Je veux rencontrer toutes les personnalités qui comptent dans notre société ».
Pendant des semaines, il squatta l’appartement pour y recevoir ses nombreux interlocuteurs: dirigeants centralistes du PPA-MTLD, de l’UDMA, du PCA, des Oulémas, Aïssat Idir, le futur chef de l’UGTA, Moufdi Zakaria, l’éternel poète symbole d’un Mzab fidèle à lui-même et à l’Algérie, qui sera l’auteur de l’hymne national de notre pays.
Sans compter quelques figures de la bourgeoisie en formation pour l’aide financière, nerf de la guerre. L’impact de ces contacts est immense dans la perspective de la mobilisation de toutes les catégories sociales.
Au niveau politique et à la suite de multiples rencontres, Ramdane réussit à arracher aux délégués attitrés qu’ils procèdent à la dissolution de leurs formations politiques respectives et qu’à titre individuel, leurs militants s’intègrent dans le processus de création du FLN en vue de soutenir l’ALN dans tous les domaines.
Les dirigeants principaux de l’Association des Oulémas se rallieront aussi à cette perspective de rassemblement national. Il restait à transformer l’essai, c’est-à-dire à organiser le Congrès constitutif du FLN.
C’était une véritable gageure. OU, QUAND et COMMENT. Mission quasi-impossible ? Où se réunir en pleine guerre, mais dans des conditions de sécurité absolues ?
Quand se réunir et dans l’urgence absolue, l’hystérie des répressions coloniales risquant d’étouffer et de réduire les foyers de résistance armée, et comment acheminer les délégués et surtout les états-majors des willayas, étant donné le redoutable quadrillage du territoire par les forces et les opérations de guerre ?
Force est de constater que ce quasi-miracle s’est réalisé. Grâce à la réflexion et au savoir-faire du tandem Ben M’hidi Larbi-Abane Ramdane, aux officiers de l’ALN, à celles et ceux qui ont participé aux commissions préparatoires des assises de cet événement, et aussi à ce mur de vigilance patriotique des villageois qui étaient mobilisés par le sens de l’honneur, sans même savoir la nature de l’événement attendu.
En ce qui concerne les résultats des travaux, je vous renvoie aux textes publiés par nos historiens honnêtes. En résumé, pour la première fois, le FLN se donne une plate-forme politique; on peut en discuter les lacunes et les insuffisances. Mais, une première également, les structures de l’ALN et du FLN ont été précisées.
Les professions de foi ne sont pas définies seulement par des idéaux mais par la stratégie de mise en application. En effet, juger comme si les moyens ne sont pas partie intégrante d’un programme relève de l’ignorance délibérée ou de la dissimulation. Ce qui explique que le principe de la primauté du politique sur le militaire avait une portée et garde, jusqu’à nos jours, une validité incontestable.
- Des historiques se sont opposés au congrès de la Soummam ?
Quelques historiques se sont effectivement opposés au congrès de la Soummam. Un congrès antagoniste avait même été prévu, soutenu par Nasser et Bourguiba, qui avait notamment mis la « Garde nationale » à la disposition des tenants de la contestation.
Une crise extrêmement plus grave que celle qui avait opposé Centralistes et Messalistes par congrès rivaux interposés. Imaginez les engrenages de tueries opposant des hommes, voire des régions ou des wilayas en armes: c’était la guerre fratricide se substituant à la guerre de libération.
J’étais le seul à la prison de la Santé à reconnaître les décisions du congrès de la Soummam. Pour toutes les raisons indiquées, et surtout en raison du consensus national qui y fut esquissé et qui pouvait servir de support international à la constitution d’un gouvernement provisoire.
J’avais transmis au CCE – la nouvelle direction élue par le Congrès -, par l’intermédiaire du sénateur Ahmed Boumendjel, notre avocat, un message écrit dans lequel je soulignais l’absurdité d’un conflit de souveraineté, alors que le pouvoir colonial continuait à en être le vrai détenteur au regard de la communauté internationale. Et que je tenais à leur disposition un rapport concernant la constitution urgente d’un gouvernement provisoire.
Une initiative qui, non seulement pouvait transcender les blocages résultant des luttes de clans et de personnes, mais qui devait principalement créer la dynamique diplomatique et médiatique indispensable à une solution négociée avec la puissance coloniale.
Quant aux prolongements sur la situation actuelle, que dire sinon que l’Algérie n’en serait pas là, exsangue et dévastée, si Abane n’avait pas été assassiné par les siens et si Ben M’hidi n’avait pas été exécuté par les autres. En d’autres termes, si le principe du primat du politique sur le militaire avait été respecté.